Totor
Pierre Perret
Texte parlé
Il était violet avec des yeux roses.
Ce qui même à Paris se remarque surtout lorsqu'on oublie de mettre ses lunettes de soleil et son passe montagne et de plus lorsqu'on prend l'ascenseur pour visiter la tour Eiffel.
Violet, tout violet avec des yeux roses, ça on peut le dire, c'est pas très fréquent.
Peut-être quelques libellules du Bengale et encore.
Des écureuils de Camargue, peut-être.
Peut-être, je dis et encore, j'en suis pas sûr.
Mais violet, vraiment violet avec des yeux roses, rose… fesses de bébé, je l'répète, c'est pas ordinaire surtout pour un lion.
Donc, Totor était à Paris depuis quelques heures à peine, il avait déjà trouvé le moyen de se faire remarquer.
Il avait dit à Paulette: sa lionne, je fais un saut jusqu'à Paris, je verrai la tour Eiffel, Léon Zitrone et les abattoirs de la Villette, tu vois je n'en aurai pas pour longtemps.
Prépare-moi un cassoulet de gazelle, mets au frais deux ou trois de ces explorateurs qui viennent faire des safaris photos et garde les coussins de leur jeep, ça peut toujours servir pour la sieste.
Vous ne trouvez pas qu'il a des yeux bien roses pour un lion dit un normand à sa femme et à sa belle-mère dans l'ascenseur de la tour Eiffel.
En effet, c'est bizarre rétorqua la belle-doche.
Totor se mordait déjà la patte d'avoir oublié ses lunettes dans l'avion de Nairobi.
Rose, c'est pas loin de rouge, c'est peut-être un lion communiste.
De toutes façons, hormis les yeux dit la belle-mère ceux de Jean Richard ne m'ont jamais parus aussi violets, c'est louche
Du haut du troisième étage, Totor regarda distraitement l'arc de triomphe, les Invalides, la tour Montparnasse, mais le cœur n'y était pas.
La population parisienne avait l'air méfiante.
Il descendit par l'ascenseur, salua le gardien qui lui rendit un timide salut un peu crispé et longeant les quais, se dirigea résolument vers le bois de Vincennes.
Totor n'avait pas voulu effrayer Paulette, avant son départ, en lui dévoilant la vraie raison de son voyage à Paris.
Totor n'avait qu'un but, délivrer ses potes, ses copains, ses frères, de ce lieu infâme et inhumain, que les dits humains appelaient un zoo.
Et à Vincennes, il y avait un zoo.
Il y avait même du monde là dedans.
Les cages étaient petites, les barreaux étaient gros, d'énormes fossés plein d'eau entouraient quelques minuscules ilots habités, l'un par de grands ours très tristes, l'autre par quelques uns de ses frères avachis, résignés, sans le moindre ressort.
Totor, les larmes aux yeux, décolla d'un petit coup de patte une boulette de papier collée derrière l'oreille qu'il avait prélevé dans le veston d'un piégeur de fauves quelques semaines plus tôt.
Ce piégeur de fauves avait été envoyé dans la savane par le directeur du zoo.
Mission: ramener à Paris le plus de lions possible, afin d'amuser les enfants.
La vie du piégeur s'était arrêtée à l'instant précis où faisant le compte mental des lionceaux capturés dans la journée, il écoutait dans son bivouac un disque de Georgette Matthieu.
Paulette et Totor n'avaient pas aimé cette viande de piégeur sèche, nerveuse et dure comme son cœur.
Sur la boulette de papier, Totor, à travers ses larmes, déchiffra cette adresse: Simon Lebourreau, 351 avenue Henri Martin, Paris 16ème
Monsieur et madame Lebourreau s'apprêtaient à partir à l'opéra.
Madame le bourreau avait revêtu pour l'occasion cette splendide peau de léopard dont son mari lui avait fait cadeau pour Noël.
Le sang de Totor ne fit qu'un tour, peut-être deux, mais pas plus.
D'un bon prodigieux, il se projeta sur les épaules du couple Lebourreau, les renversa et les tira dans sa gueule géante jusqu'à l'intérieur, dans le grand salon bourré de trophées de chasse.
Que nous arrive-t-il?
Firent en tremblant les époux Lebourreau.
Vous êtes tombés dans la gueule du lion leur dit le lion.
Mais que voulez-vous, Monsieur…
Totor, je m'appelle, je veux votre peau, pour m'en faire une descente de lit.
Ah!
Ah!
Ah!
Je l'offrirai à Paulette en arrivant
Je vous en supplie dit monsieur Lebourreau Nous avons des enfants, prenez plutôt nos enfants
N'ayez crainte, je m'en occuperai aussi
Mais que voulez-vous exactement?
Fit Lebourreau
Vous allez téléphoner au ministère de l'
Intérieur et demander le ministre.
Premièrement: qu'il redonne la liberté à tous mes amis en prison chez vous.
Deuxièmement: qu'il frète un grand bateau qui nous ramènera tous jusqu'en Afrique.
Et troisièmement la promesse écrite que vous ne capturerez jamais plus de bêtes sauvages pour amuser des gens idiots.
Vous êtes fou ne put s'empêcher de lâcher monsieur Lebourreau
Une insulte de plus et je vous avale à la croque-sel dit Totor Alors vous avez une minute pour réfléchir
C'est bon dit Lebourreau résigné et il appela le ministre.
Les éléphants ne purent entrer qu'un par un dans les wagons spécialement construits pour les amener jusqu'au bateau.
Tout le long du chemin, les girafes dont le cou dépassait de deux mètres au dessus du toit, par un trou spécialement aménagé, regardaient les grises HLM, en plaignant ces pauvres bêtes fixes.
Les babouins, les hyènes, les tigres, les panthères, les rhinocéros étaient fous de joie sur la route de la liberté.
Les ours, eux, étaient partis gare du Nord, rapatriés vers les grands froids, comme l'avait promis le ministre.
Monsieur et madame Lebourreau, tenus en laisse courte par Totor étaient mal à l'aise dans leur peau d'otages.
En arrivant dans la savane dit Totor aux époux Lebourreau Nous ferons, tous mes amis et moi, une grande fête de la liberté.
Nous vous ferons sauter dans des cerceaux enflammés pour amuser nos lionceaux, et si vous êtes bien sages, nous vous relâcherons, sans eau, sans gaz et sans électricité.
C'est à ce moment-là, que Simon Lebourreau s'éveilla en sursaut dans son lit.
Il était en nage et tremblait de tous ses membres.
Sa femme lui dit Qu'as-tu mon ami?
Je crois dit Lebourreau qu'à partir d'aujourd'hui, je ne serai plus directeur de zoo, j'ai encore fait le même cauchemar habituel.
Toute la nuit, j'ai rêvé d'un abominable lion violet aux yeux rooooses
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